De la Stratégie

Alexandre Serain Shvaloff



De la Stratégie-II

Nous continuons à notre aventure avec le deuxième chapitre sur des notions de base. Le but de ces courts chapitres, comme je l'ai déjà exprimé, est de répondre à des questions que me posent depuis des années, des exécutifs, des cadres supérieurs et des politiques dans le cadre de nos réflexions abordant l'analyse stratégique, la création, la gestion et la finalisation des projets complexes.


II.1. Définition du mot "enjeu"

Selon la définition du dictionnaire de l'Académie Française, un enjeu peut se définir comme ce que l’on peut gagner ou perdre dans n’importe quelle action ou entreprise. Étymologiquement, il signifie ce qui est en jeu, ce qui est misé. De manière plus vaste, on peut comprendre qu’un enjeu correspond à ce qui sera gagné ou perdu en termes de matériel, d'argent ou bien d'autres conquêtes à suite d’une démarche.
Il existe de différences non négligeables entre l’enjeu et l’objectif. L’objectif relève davantage d’une finalité déjà établie. Il s’agit d’une cible définie qui sera atteinte grâce à l’enchaînement d’une série d’actions concrètes et facilement quantifiables.
Le stratège est celui qui se place à l’intersection de la politique, du militaire et de l’économique. Il raisonne en fonction de la guerre dans son intégralité, en fonction des épisodes ultérieures, des hypothèses d’une histoire à venir dont les conséquences dépasseront le champ de compétences professionnelles d'une seule personne.
On peut gagner des batailles tactiques quand les objectifs sont bien respectés mais perdre une guerre quand les enjeux ne sont pas bien réfléchis.
Le Général Beaufre disait (3):
-. . . la guerre d’Indochine a été perdue à coup d’excellentes tactiques mais devant une stratégie de l’adversaire contre laquelle nous ne sûmes opposer aucune stratégie digne de ce nom .

La guerre dans son sens classique est comprise comme un affrontement de groupes organisés dotés de moyens de défense et d’attaque perfectionnés.
Suivant les époques, le champ clos de jadis s’est transformé en champ de bataille, puis en théâtre des opérations terrestres, maritimes, aériennes et ensuite en guerre hybride, floue, asymétrique, économique, informatique et finalement spatiale.

Il existe une dissociation entre la tactique qui est
l'art de combiner et adapter les moyens militaires au combat pour en obtenir le meilleur rendement

et la stratégie qui demeure
l’art d’imaginer, de faire converger et adapter les moyens militaires pour des théâtres d’opération afin de défendre ou d’obtenir de nouveaux intérêts et ressources.

Nous voyons ici que la stratégie devient un ensemble de moyens imaginés, inventés, conçus, adaptés, pour des théâtres d’opération réelles, plausibles ou probables autour de la défense des intérêts ou de l’exploitation de nouvelles ressources actuelles ou éventuelles définies par la politique. Les enjeux sont alors les intérêts et ressources qu’un état, une communauté, une entreprise voudraient défendre ou obtenir souvent en imposant sa volonté aux autres intéressés.


II.2. Dominer la situation ou Proportionnalité de l’Acte

La proportionnalité d’engagement des forces est un paramètre de haut importance. Une fois commencée, une résolution engagée sur un "rapport de force" peut s’emballer. En situation de conflit, c’est la surenchère de la violence qui constitue un facteur de perte de contrôle sur le déroulement des choses. Clausewitz appelait ce fait "ascension aux extrêmes". Comme nous le savons tous, l’emballement des forces engagées a fini par la mort des millions de soldats pendant la guerre 14-18.
Dans la politique comme dans l’économie, les états d’âmes, les haines, l’aveuglement par l’envie d’anéantir l’autre pourraient finir dans des pertes massives en homme, biens et intérêts.
Le rôle du stratège est alors d’éviter l’emballement pour que le coût à payer, les dépenses en force, en argent et en matière de compromis ne dépassent pas la valeur de l’enjeu.


II.3. Valeur de l’enjeu

Un enjeu stratégique, quel que soit le domaine concerné, est un objet difficilement cernable. Les éléments qui composent un enjeu étant parfois symboliques, changeants avec le temps ne sont pas toujours quantifiables. De cette définition découlent deux difficultés concernant la valeur et la stabilité d’un enjeu.


II.3.1. Absolu ou Relatif

La valeur de l’enjeu ne peut pas être définie dans l’absolu. On peut bien sûr estimer la valeur matérielle de l’enjeu comme de l'argent dépensé, des munitions utilisées, des pertes en tout genre sur lesquels vont se greffer des valeurs symboliques. Par exemple, nous vivons dans des sociétés qui acceptent de moins en moins des pertes en vie humaine, même chez les adversaires. De plus, des critères non rationnels, fruits de croyances hautement symboliques, rendent la détermination préalablement quantifiable de la valeur de l’enjeu.
Prenons comme exemple le conflit Israélo-palestinien. Il est devenu très difficile d'encadrer ce conflit avec des approches logiques, des calculs rationnels. D’une part, chaque mouvement, geste ou action voire parole d’un camp est susceptible de provoquer des réactions émotionnelles démesurées. D’autre part, les ressentis identitaires autour des croyances théologiques comme "qui a occupé en premier ces terres, à qui le Dieu a donné la terre etc." ne permet pas de cadrer ce conflit dans l’espace des raisons.
Comme Clausewitz disait,
- la valeur d’un enjeu ne peut être définie en soi, car elle est relative à deux états opposés . (2)

Dans les affaires, on peut également trouver des exemples parallèles. Quand l’entreprise américaine "Honest" était en vente, la première entreprise qui a voulu l’acheter avait eu des manières grossières qui aurait même fait rougir un Donald Trump. Grâce à l'appui des consommateurs fidèles de la marque, surtout connue par son thé glacé (Honest Tea), les propriétaires n’ont pas cédé aux insultes, au mépris et aux menaces d’une grande boîte que je ne citerai pas le nom. Après cet épisode détestable, est venue la proposition de Coca-Cola. Lors des négociations, Coca-Cola a adopté une attitude de respect vis-à-vis d’une marque de produits surtout biologiques, bons et bien faits, supportés et aimés des consommateurs. Les choses se sont développées rapidement et positivement pour aboutir à une fin appréciée des négociateurs aiment : "Gagnants-Gagnants". L'entreprise Honest continue à sa belle carrière et se développe raisonnablement pour toujours offrir de la qualité à prix abordables. En guerre comme dans la vie civile, le mépris, l’arrogance sont des signes de l’imbécilité pouvant coûter très cher à une armée ou à une entreprise. Cette histoire et l'analyse du déroulement des négociations nous ont été présentées par le Professeur Barry Nalebuff, lors d'un module sur la stratégie managériale proposé par l'Université de Yale (USA). Si vous voulez approfondir le sujet, je pense que la presse américaine en a parlé longtemps.


II.3.2. Stabilité temporelle

La stabilité de la valeur d’un enjeu n’est pas toujours constante dans le temps. Souvent, elle ne peut être est pas bien maîtrisée lors d’un conflit. Un conflit peut commencer par un enjeu limité mais, au fur et à mesure, cet enjeu peut devenir illimité. Par exemple, au début des combats pendant la guerre de 14-18, les enjeux étaient relativement limités. Au fur et à mesure, les pertes humaines sont devenues telles qu’il fallait maximiser les dépenses ! Les enjeux ayant perdu toutes leurs limites et leur rationalité, la guerre ne pouvait se terminer que par l’élimination totale d’un camp, afin donner un sens à tous ces sacrifices humains. . .
Clausewitz appelait ce fait d’ascension aux extrêmes.

Le rôle d’un bon stratège dans l’espace militaire, du penseur ou du négociateur dans les affaires ou en politique est alors d’éviter l’emballement pour que le prix à payer, les dépenses en forces, en argent, en position, ne dépassent la valeur de l’enjeu. Ainsi, un bon analyste stratégique est celui qui se distancie des choses et événements étant capable de réfléchir sans émotion, ni sentiment, ni intérêt, ni parti pris.

II.4. Des objectifs

Il existe des moyens pour mesurer les étapes, les phases, les objectifs ainsi que les résultats de toute opération. Ici, nous allons parler de la méthode SMART. Elle est adaptée pour le "grand public" et facilement applicable par n’importe quelle entreprise ou ensemble politique. Il s’agit bien entendu d’un acronyme qui signifie :
"Specific, Measurable, Acceptable, Realistic et Temporally Defined".
Ces termes s’appliquent principalement à la détermination des tactiques, des objectifs les plus adaptés afin de composer une opération donnée. L’établissement des objectifs appropriés permettra d’accélérer l’achèvement des opérations et d’améliorer leurs chances de réussite avec un souci économique en homme, argent ou matériel.


II.4.1. Spécifique

Les stratèges sont responsables de la détermination, voire un nouvel encadrement des objectifs appropriés en temps réel, pour le bon déroulement des opérations. L’un des critères sera de déterminer si les objectifs et les tactiques adaptées sont spécifiques et utiles en répondant à ces quatre questions :

A) Qu’est ce qui doit être accompli ?
B) Pourquoi devrions-nous le faire ?
C) Quels sont les moyens impliqués dans l’accomplissement de l’objectif ?
D) Avons-nous des ressources nécessaires ?




II.4.2. Mesurable

Les stratèges doivent également établir des objectifs permettant concrètement de mesurer les succès ou les échecs. Constituer des références et des normes de réussite aide à fournir une forme d’échelle par laquelle mesurer la progression des opérations apportera des informations pour finement sculpter, affiner, rectifier les opérations en court et celles à venir.


II.4.3. Acceptable

Les acteurs externes à une opération comme les peuples, les consommateurs, les clients et internes, composés des équipes, des cadres, des troupes doivent tous adhérer à ce qui a été décidé comme finalité. La désunification morale et matérielle des forces de l’adversaire et le maintien d'un bon fonctionnement des siens passent par une adhésion à ce qui se passe sur le terrain. La raison en est bien simple : faire travailler ses équipes à des postes extrêmement difficiles ou leur demander des tâches dont elles ne comprennent ni le sens, ni l'intérêt, finira par diluer leur adhésion et diminuer la chance de réussite des opérations. La guerre de Vietnam en est un bon exemple. Définir des objectifs acceptables doit donc inclure le facteur moral des troupes sans qu'il ne fasse l’économie de ses ambitions.


II.4.4. Réaliste

Il est nécessaire de calculer par avance si les objectifs fixés dans le projet sont faisables et réalistes. De plus, l’établissement d’objectifs non réalistes peut également constituer un bon indicateur de l’état d’esprit des stratèges responsable des opérations. Prenons un exemple d’objectif non réaliste raconté dans des écoles de commerce. Il serait absurde de demander à un boulanger de fabriquer mille baguettes, trois cents croissants ainsi que quatre gâteaux uniques en seulement trois heures. Cela pourrait mettre en question son adhésion, l'amener à se révolter et, pire encore, il pourrait également considérer que les prochains objectifs seront tout autant absurdes et irréaliste.
Ce qui s’est passé pendant la guerre de 14-18 où on demandait aux soldats de se faire constituer de chair à canon, se jetant à corps perdu, comme si on était à l'époque napoléonienne, devant des mitrailleuses et des canons alors qu'ils n'avaient nulle part où pouvoir se cacher. Les effets de la guerre 14-18 concernant l’adhésion à un projet national réaliste se sont faits ressentir lors de la 2ᵉ guerre mondiale.


II.4.5. Temporellement défini

Une stratégie sans fin n’existe pas. Les objectifs basés sur le temps prévoyant des délais, sont importants à définir dans le processus de planification des opérations. L’histoire nous montre que ce n’est que la ruine économique, morale et sociale qui se produit chez des protagonistes qui ne savent arrêter un conflit.


Sun Tzu a dit :
- On a jamais vu un souverain tirer parti d’une guerre qui se prolonge .

Clausewitz l’a confirmé :
- la guerre n’est pas un coup sans durée.

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La suite...

1- Sun Tzu, L'art de la guerre (Paris: Flammarion, 2017).
2- Carl von Clausewitz, De la guerre (Paris: Ed. de Minuit, 1992).
3- André Beaufre et Thierry de Montbrial, Introduction à la stratégie (Paris: Pluriel, 2012).
4- Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie (Paris: Economica, 2011).
5- Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990 (Paris: Fayard, 2011).




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